
Réchauffement climatique. Le terme est sur toutes les lèvres. Et s’il est un vignoble français situé aux premières loges, avec l’ouest du Languedoc, la vallée du Rhône méridionale et la Provence, c’est bien le Roussillon. La région vit donc ce paradoxe absolu de souffrir dans sa chair, alors qu’elle livre peut-être les meilleurs vins de son histoire.
Pour examiner ce phénomène, commençons par le verre à moitié vide, avant de considérer l’autre partie du contenant, bien plus réjouissante. Depuis cinq ans au moins, j’entends les vigneron(ne)s se plaindre des effets décuplés du réchauffement (ou changement) climatique, s’alarmer et même tirer la sonnette d’alarme. Il fut d’abord question de coulure à répétition à partir de 2020, puis d’autres phénomènes bien plus graves : plus de neufs mois sans eau dans la brûlante vallée de l’Agly en 2023, des vieilles vignes de grenache de Collioure et Banyuls qui finissent par mourir de soif l’été qui a suivi, malgré leur vénérable système racinaire. Alors que faire : irriguer ? Repenser les modes de culture, les expositions, les modes de taille ? Maintenir un couvert végétal pour garder le frais et l’eau ? Sur des terroirs aussi arides et pauvres en matière organique, je crains que certaines vignes ne survivent pas à cette concurrence. À moins que ce soit l’herbe elle-même, qui ne survive pas ! À vrai dire, je n’ai pas de réponse et je crois qu’à l’heure actuelle, peu de gens l’ont. Les vignerons observent, testent, tâtent le terrain. Sans assurance de résultat. Et le serpent de mer du changement de cépages refait surface, bien qu’il ne règle ni la question du chaud, ni celle du sec. Selon moi, fausse solution à un vrai problème, ou plutôt solution précipitée, trop tôt.

Alors que faire ? À défaut de proposer une réponse ici, que je n’ai pas la prétention de trouver, je serais tenté de dire qu’il faudrait déjà, d’abord et avant tout, permettre aux vignerons d’exister demain, en achetant et en buvant leurs vins ! Car c’est bien ici que le bât blesse pour le moment pour les vins du Roussillon. En effet, si l’on veut qu’ils aient le temps de trouver des solutions ou du moins des stratégies face au réchauffement climatique, il faut d’abord qu’ils survivent pour continuer d’exister. Et la partie des ventes actuelle est loin d’être gagnée. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte à maintes reprises depuis vingt ans, y compris pour les meilleurs domaines de la région qui, contrairement à ce que le grand public pourrait penser, ne se vendent pas « tout seul ». Et je ne peux que le déplorer, car les vins sont fantastiques et largement à la portée d’un grand nombre de bourses, avec des équilibres toujours plus surprenants et savoureux, déclinant une diversité de styles et de typologies absolument formidables.
Une illustration de cela ? Prenons par exemple le cas d’un grand domaine de la Côte Vermeille. La gamme est en général composée de vins de Collioure dans les trois couleurs : des blancs incroyables de sapidité et de salinité, qui embaument le large et les embruns. Des rosés soit formidablement vineux, alternatives à des rouges légers ; soit des versions moins extrêmes mais dans un style plus rafraîchissant et délicat, qui se laissent boire avec une facilité déconcertante. Puis des rouges tantôt de fruit, d’une gourmandise insondable ; et des cuvées plus vineuses et profondes, élevées sous bois, bâties pour la garde, qui demeurent l’honneur de leur terroir, qu’il s’agisse de sélections parcellaires ou de cuvées d’assemblages. Viennent ensuite les vins doux naturels, avec de surprenants Banyuls blancs ; des versions ambrées, plus complexes et épicées ; des rouges de type Rimage (non oxydatif), bombes de fruit et de finesse ; et ensuite toute la déclinaison des Banyuls oxydatifs, du type Tradition (peu oxydatif) au type Hors d’Âge (le rancio le plus extrême), en passant par l’appellation Grand Cru (type LBV). J’en passe. N’oublions pas non plus les rancios secs, qu’ils soient élevés sans voile ou avec, à la manière de leurs cousins andalous (DO Xérès). Ainsi donc, possiblement, pour un seule domaine, une gamme de dix vins absolument distincts et qui peuvent vous accompagner tout au long d’un repas, de l’apéritif ou cigare, vous permettant de passer une soirée mémorable. Alors pourquoi les bouder, d’autant que ces crus sont parmi les plus évocateurs et les moins emmerdants à table ?! Eh bien je n’ai pas la réponse, si ce n’est qu’aujourd’hui, tout le monde a la gueule au pinot, au nord, à la sacrosainte fraîcheur, tension, les équilibres méridionaux sont passé de mode. Pire ! Ils sont dénigrés, reniés, poussés sur un coin de la table. Alors qu’il s’agit de prodigieux vins de plaisir et d’évocation, qui permettent des accords sensationnels. Des noms à conseiller ? Vous les connaissez déjà, mais ne les buvez hélas pas (assez) ! Domaine de la Rectorie, Vial Magnères, Coume del Mas, La Tour vieille, Domaine du Traginer, Domaine Madeloc. Et bien d’autres, que j’oublie ou méconnais.

Je précise que l’exemple que je viens de prendre pour Collioure/Banyuls se décline avec le même bonheur pour les zones de Rivesaltes et Maury, avec les Côtes-du-Roussillon Villages alentours (Vingrau, Tautavel). Les noms, puisqu’il en faut, là aussi : Pouderoux, Mas Amiel, Cazes, Boudau, Danjou-Banessy, Gardiès, Domaine de Rancy, Vaquer, Domaine des Chênes. Entre autres. Et que dire des terroirs d’altitude environnants, sur granites et gneiss ? On parle ici des villages de Caramany, Belesta, Latour de France, Saint-Martin-de-Fenouillet, Lesquerde, entre autres. Ici l’amateur ne peut pas se plaindre de la chaleur des vins car la fraîcheur et la tension sont manifestes, parfois même incisives ! Les meilleurs crus possèdent une énergique incroyable, en blancs comme rouges, même si les blancs possèdent peut-être une légère longueur d’avance. Quant aux rouges, ils vous feront davantage penser à la vallée du Rhône septentrionale (dans sa partie granitique – sud de la Côte-Rôtie, Saint-Joseph méridional, Cornas) que l’image que vous pourriez avoir du Roussillon si vous le connaissez mal. Les meilleurs domaines se nomment Gérard Gauby, Le Soula, Eric Laguerre, Michael Paetzold, Cyril Fhal, Olivier Pithon, pour les plus (re)connus.

Pour (presque) finir par un raisonnement par l’absurde, si vous êtes « anti-sucre » et si vous ne deviez boire le Roussillon que pour un seul type de vin sec, une seule couleur, pensant y être réfractaire, car il est vrai qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Si vous deviez choisir, donc, vous ne sauriez vous passer des blancs, qui possèdent une singularité, une âme et un équilibre à nul autre pareil en France ; et qui se comparent aux meilleurs blancs de Bourgogne, de Loire ou encore d’Alsace. Avec le vieillissement, ils vous tireront en effet des superlatifs insoupçonnés, évoquant tout à la fois de vieux rieslings, de grands Chablis ou encore quelques sublimes chenins ligériens. Mais à quoi ce potentiel de vieillissement et de complexification est-il dû ? On pourrait parler de beaucoup de choses, du climat, des modes particuliers d’élevages, de l’altitude. Mais à vrai dire et avant toute chose, je pense qu’il faut évoquer le couple terroir-cépage, qui fonctionne ici à merveille. On parle de vieilles à très vieilles vignes de macabeu, grenache blanc et gris, carignan blanc et gris, qui épousent à merveilles les contours de terroirs schisteux, granitiques, gneissiques, calcaires, argileux et même siliceux. En ces lieux, les cépages sont cultivés depuis tellement longtemps qu’ils finissent par faire partie du décor et donc du terroir, qui le leur rend bien. Et comme les vinifications ont tendance à ne pas user les vins mais plutôt les sublimer, les élever, le résultat est brillantissime, à nul autre pareil, mémorable.
Mais le trésor absolu de la région, qu’on le veuille ou non, ce ne sont pas les vins secs. Non, le trésor des Templiers, si je puis dire, ce sont les vins mutés. Les Vins Doux Naturels (VDN). Qui étaient, dit-on, passés de mode, mais semblent revenir au goût du jour – et je m’en félicite ! Des vins d’une complexité et d’un plaisir uniques, à boire d’abord et avant tout pour eux-mêmes, même s’il sont capables d’accords exceptionnels. Il est d’abord difficile de boire un vin doux plus fruité et gourmand qu’un Banyuls Rimage, qu’un Muscat de Rivesaltes, un Rivesaltes Grenat ou encore Maury Vendange. Des versions de garde, à la manière de Porto Vintage, existent, elles sont issues de plus beaux raisins et souvent élevées sous bois ; elles n’attendent que la patine du temps pour se polir. Mais on peut aussi choisir de quitter le charme du fruité primaire pour aller vers les belles rides des vins oxydatifs. Et là, c’est un monde qui s’ouvre. Celui des vins de méditation, de cigare, de fin de repas, de fauteuil. Des vins-dessert. Qui se suffisent à eux-mêmes. Avec une éloquence infinie. Ils sont glorieux, ils sont uniques, ils sont irremplaçables, ils sont exceptionnels ! Et bien souvent donnés pour l’émotion rendue. On parle bien de spécialités ambrées (pour les crus produits à partir de raisins blancs) ou tuilées (pour les crus produits à partir de raisins noirs), voire Hors d’Age, pour les élevages les plus longs, assemblant d’ailleurs souvent le grenache dans ses trois couleurs. Au panthéon de ces vieux rancios, on trouve par exemple la cuvée Aimé Cazes du domaine éponyme, Al Tragou de Vial Magnères, les plus vieilles mises du Mas Amiel, le Hors d’Âge de Pouderoux, les plus vieux millésimés du Rancy, l’Ambré Hors d’âge de Vaquer. J’en passe encore, j’en oublie certainement.

Bref, le Roussillon produit des vins qui ont la tonalité de ses ciels de fin de journée : quand le soleil rase les sommets montagneux, que le rai de lumière blanc devient jaune, puis orangé, vermillon, violacé, passant par toutes les variations fauves que des peintres célèbres sont venus capter. C’est une terre chaude, enveloppante, à la fois rocailleuse et sucrée, pleine de saveurs, habitée par des vigneron(ne)s à l’image de leur paysage, à l’accent doux et rond, des gens dignes, chaleureux, que l’on n’oublie pas. Amis du vin, buvons, aimons et sauvons le Roussillon. C’est un sujet d’importance. Urgent.
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