Il n’y en a pas deux comme lui. À Genève. En Suisse. Et sans doute même dans le monde. Quel drôle de personnage, ce Nicolas Bonnet. Et surtout, quel mec attachant ! Dans l’univers des vignerons qui n’ont rien à vendre, c’est même l’un des plus généreux. Et qui reçoit ; s’acquittant de sa tâche de vigneron avec gourmandise…

Invariablement, à la manière d’un Chabrol, le scénario de la visite est le même ; seuls les dialogues et spectateurs changent. Rendez-vous est d’abord pris en matinée, à la cave. On pousse la porte entre-ouverte, ça cause à l’intérieur. Il est là. Les lunettes sur le nez, les bras en l’air, comme un chef d’orchestre. Un mot sympa pour le nouvel arrivant « Ah ça tombe bien que tu sois là, je commençais justement le show ». Autodérision lucide. Le verbe est clair, le ton décontracté, les gestes sont joints à la parole, ça s’agite, ça provoque, ça rigole, ça fulmine ! Le décor virtuel du domaine prend forme grâce à la parole. On apprend le côté biblique et pragmatique de la viticulture ici pratiquée, refusant toute chapelle et croyance, se méfiant des dogmes, quitte à éperonner les « bios » et les « natures » vigoureusement. On découvre aussi que le réchauffement climatique semble profiter à Genève, avec ses terres lourdes et ses terroirs tardifs. En cave, la formation académique en mécanique de sa jeunesse l’a complètement façonné et marqué puisque pour lui, tout doit pouvoir s’expliquer, avoir un sens, se calculer, se comprendre, se justifier. Il n’y a pas de pensée – ni réalité – magique du vin : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme disait Lavoisier. Ici c’est pareil. Pas de poudre de perlimpinpin. Du raisin, des levures, des fermentations, un peu de soufre et enfin, du vin. Simple, biblique, explicable.

Une façon aussi – sans doute – pour l’homme, plus angoissé qu’il ne veut bien le montrer, de se rassurer, de calmer des craintes, de ne pas être à côté de ses pompes. Il est sensible, le gars ! Il ne va pas le dire, mais on peut le voir, si on l’écoute bien et si on lit entre les lignes. Les fermentations sont donc ici anticipées, comprises et contrôlées, notamment via un appareillage de gestion des températures digne des HUG ! Durant les vinifications, tout est répertorié dans le fameux carnet de cave : tout est montrable, explicable, avec une curiosité et un goût pour le pédagogie hors du commun, qui est peut-être aussi un truc de famille. C’est en effet, à ce moment là qu’il faut parler du père de Nicolas, alias Charles Bonnet. Et rappeler que cet homme, aujourd’hui nonagénaire, est un éminent égyptologue et orientaliste. Il fut aussi en son temps un grand professeur d’Université, mais également l’archéologue cantonal. Un ponte, un Monsieur.

Charles Bonnet, le père de Nicolas : une sommité qui a marqué son époque… et son fils ! (crédit photo)

Mais revenons-en à Nicolas. Une fois le décor planté, pipette en main, on file dans le tunnel de briques, goûter les vins en élevage. Ou plutôt on s’apprête à le faire. Mais il y a toujours quelqu’un, à ce moment-là, qui remarque l’air jazzy qui flotte dans la cave, la sono high tech au milieu des cuves, qui elles-mêmes portent les noms de jazzmen célèbres. Michel Petruciani, Duke Elligton, Sidney Bechet, j’en passe. L’homme Bonnet ne saurait faire sans ce son qui l’apaise, autant qu’il le nourrit. Il vit le jazz, il vit jazz ! Allez filons en cave, désormais. L’atmosphère est parfaite, ouatée à souhait. D’abord on goûte les blancs, puis les rouges. Ça cause technique, maîtrise de températures, tonneliers, maturités, terroir, oxydation du sauvignon : on peut parler de tout – tout ! Et avec autant de liberté des succès que des échecs. L’homme est affable et surtout, il n’est pas avare. Puis, après l’enfilade de tous les fûts possibles et imaginables, invariablement, on revient à côté des vieilles cuves tronconiques utilisées lors des vinifications, pour goûter des bouteilles, jeunes et moins jeunes.

En attendant le maestro, au mur, on découvre un vieux document qui est la reproduction d’un écrit ancestral. Il y est question de la Comtesse Eldegarde, qui a donné son nom au domaine. En vérité, c’est l’aïeule de Nicolas qui lui a soufflé l’idée de reprendre ce nom historique pour baptiser la propriété familiale. La Comtesse Eldegarde régnait sur la région vers l’an 900. Elle a fait don d’une partie de ses biens à l’Église et au monastère de Saint-Pierre-aux-liens de Satigny en l’An 912. Le manuscrit original est aux archives de Genève et celui qui est chez Bonnet en est le fac-similé. Dans ce dernier, elle y déclare agir selon les instructions de son défunt mari, le comte Ayrbert. L’acte de donation de la Comtesse est peut-être le plus ancien des Archives d’Etat. Les fouilles archéologiques entreprises durant les années 1975-1977 par le Bureau cantonal d’archéologie – et donc le papa de Nicolas ! – ont permis de retrouver son mausolée, ainsi que de nombreux vestiges appartenant à cette époque dans une église attenante. Voilà pour l’histoire…

Une Comtesse qui a laissé son empreinte jusque dans le vignoble (crédit photo)

Mais revenons au père Bonnet, qui déboule avec des bouteilles plein les doigts. « On va goûter ça… mais je n’sais pas si c’est encore bon ! Tiens, ouvre, tu me diras… C’est flingué ? » Mais non c’est pas flingué, Nicolas, c’est même jeune, bon, très bon, flamboyant ! Et pourquoi d’ailleurs, les vins du zigue vieillissent-ils aussi bien ? Eh bien parce qu’il emprisonne avec un maximum de détail et de précision tout le vin possible dans la bouteille, sans une once d’usure ni d’oxydation. Et ce sur tous les vins, blancs comme rouges. Pour ouvrir une bouteille fatiguée ici, il faut qu’elle ait été mal conservée, si je puis dire. Et j’aurais également tendance à penser que l’hérésie consiste à ouvrir ces vins trop tôt, à l’instar des vins de Jacques Tatasciore, mais c’est un autre sujet. Revenons-en à l’homme à la pipe, puisque la dégustation au domaine se finit invariablement comme cela. En effet, nous avons fini d’ouvrir des bouteilles. On palabre. Midi sonne. Nicolas va fouiller sa besace, son sac à pipes. Plus d’une vingtaines à l’intérieur. Des canadiennes. Avec des tabacs de premiers choix. Les boîtes vintage ont une gueule d’enfer et à l’intérieur, ça sent sacrément bon, c’est un fumeur de cigares qui vous le dit. Des tabacs qu’il fait venir de Suisse alémanique. Premier choix. Pendant qu’on discute, il bourre l’objet soigneusement. Puis l’allume, précautionneusement. Premières effluves, ça sent bon. L’homme n’a pas quitté la discussion un seul instant. Il relance les sujets en cours, intarissable sur tout, avec cette gouaille, qui le caractérise.

C’est donc ça, Nicolas Bonnet. Des rituels. Des échanges. Rien à vendre mais tout à donner. Une fragilité autant qu’une flamboyance. Un mec bien. Ah oui, j’oubliais : et tout sauf un égoïste ! Car je n’ai pas encore parlé de la Cave de Genève, dont il fut, avec d’autres, à l’origine. Pour elle, il oeuvre encore et toujours, dans l’ombre mais concrètement. Car cet homme là aime les gens et pense aux autres. Et bien qu’il soit devenu une icône du vin suisse et presque une marque à lui-seul, le groupe l’intéresse autant – si ce n’est plus – que sa propre histoire et propriété. C’est évidemment tout à son honneur. De la même façon, au moment de la création de l’AOC Genève, il accueillit les discussions qui permirent d’entériner la future appellation, qui vit le jour en 1988. Tout cela fait donc de lui un homme à part dans l’univers des vins suisses et genevois. Tel est Nicolas Bonnet, gentilhomme altruiste – et perfectionniste.

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Nicolas Herbin

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